Les pèlerins reprirent leur chemin dans la joie, tout heureux d’approcher du grand hospice de Notre-Dame de Roncevaux dont on leur avait souvent parlé au cours des étapes précédentes. Ils arrivèrent à la nuit tombante tandis que résonnait dans le ciel assombri la cloche des égarés. Ils y furent accueillis par les chanoines qui s’adressaient à eux dans toutes les langues et, passé par la porte, il est vrai qu’ils eurent l’impression en pénétrant dans l’immense salle du réfectoire d’être entré dans une nouvelle tour de Babel. Les parlers les plus étranges et les plus divers résonnaient sous son ample voûte, mais de tous, c’était bien la langue d’oïl qui l’emportait, à leur plus grande joie. La foule était telle à Roncevaux qu’on ne servait pas moins de cinq cents repas ce soir-là, et la petite troupe, un peu intimidée, se groupait autour du chevalier qui était aussi étourdi que ses protégés par le vrombissement continuel des conservations alentour. […]
Les pèlerins s’installèrent autour du jongleur, qui s’assit sur un rocher et se mit à accorder son instrument. Tous restaient muets, presque recueillis, attendant avec impatience qu’il entonne sa ballade. Mais Samson n’était pas pressé, il appréciait cet instant où il sentait le désir des autres s’imprégner dans son âme.
Soudain, sa voix jaillit comme une source profonde dans le recueillement de la nuit. Accompagnée des son mélodieux de sa harpe, elle se répercutait avec majesté sur les flancs de la montagne, comme un souffle puissant. Même s’ils connaissaient tous cette histoire par cœur, il l’avait entendue des dizaines et des dizaines de fois, ils restaient là, assis, bouche bée, bercés par la voix puissante du barde qui égrenait les paroles de sa ballade, les yeux levés au ciel, sans prendre garde à leur présence. Ce qu’il leur chantait, c’était la geste du grand empereur des Francs, Charles, preux parmi les preux, et de ses compagnons, et cette histoire, elle commençait par une belle nuit étoilée comme celle-ci, mais à ces certaines de lieues d’ici, dans son palais sur les bords du Rhin.
« Charles ne dort pas. Tandis que tous ont sombré dans le sommeil autour de lui, il veille, les soucis de sa charge le maintiennent éveillé. Il abandonne son lit et se penche à la fenêtre de sa chambre. La nuit est calme, tout dort dans le palais et, dans les ténèbres qui l’environnent, il voit se dessiner un long chemin d’étoiles qui, depuis la mer de Frise, s’enfonce vers le sud à travers les royaumes de Germanie et de France, en passant par la Gascogne, jusqu’en Ibérie. L’empereur contemple cette vision céleste et s’interroge. Il en ignore le sens. »
[…]
« Charles est encore indécis lorsque l’aurore aux doigts de rose vient chasser l’obscurité et faire disparaître sa vision. Il interroge ses conseillers, des clercs savants, experts en astronomie. Il leur décrit le chemin d’étoiles qu’il a aperçu, mais aucun de ces sages ne parvient à interpréter sa vision. L’empereur sent son cœur s’étreindre car il n’ignore pas, au plus profond de lui, qu’il s’agit là d’un message que le ciel lui envoie. Accablé par l’angoisse, il finit par s’endormir et plonge dans un profond sommeil. C’est alors que le bon saint Jacques lui apparaît en songe pour lui révéler le sens de sa vision. Le chemin d’étoiles le mènera vers le lieu sacré où reposent les reliques du martyr. Elles sont aujourd’hui menacées par la race impie des Sarrasins. Charles n’a que trop tardé, il doit libérer cette terre et empêcher qu’elle retombe à jamais sous le joug d’un peuple païen. »
Source : Cassagnes-Brouquet, Sophie : Le manuscrit de Compostelle. Saint Paul : Lucien Sourny 2006. p. 154 s.